Nomade’s land

Auteur(e) : Roland ROSSERO
L’ACCIDENT
Forêt amazonienne, année 1501
Kamuk marche dans la grande forêt. Son pas est ample, précis, il pose les plantes de ses pieds à des endroits choisis. Sans regarder, inconsciemment. Depuis des générations, les hommes de son peuple connaissent les pièges de la forêt. Son fils Alaak le suit avec des enjambées forcément plus courtes et un rythme plus rapide. Ils sont partis pour la chasse dès la fin de la nuit, ils seront absents deux à trois jours, le gibier en décidera. Le père porte en travers des épaules le grand arc presque aussi haut que lui, ainsi qu’un long étui tressé, rempli d’un concentré de manioc. Pour l’eau et la viande nécessaires, la forêt y pourvoira. L’arc est celui adopté par toutes les tribus de la grande forêt. Alaak, trop jeune, de trop petite taille pour l’utiliser, porte le carquois rempli de flèches empennées. Les pointes des flèches sont enduites du poison qui paralyse, qui étouffe les proies. Elles sont dangereuses et précieuses à la fois. Alaak le sait, il en prend soin, il a la confiance de son père, ce grand chasseur qu’il admire. Grâce à lui, il connaît les différentes étapes de la chasse : repérage du gibier, approche silencieuse, préparation de l’arc, positionnement du trait, tension et propulsion, fatale la plupart du temps. Kamuk est le meilleur chasseur de la tribu. Il est très grand, élancé, il dépasse d’une tête tous les autres chasseurs du clan. Sa musculature est fine, déliée, sa peau cuivrée. Ses cheveux noirs sont longs et retenus par un lacet végétal pour ne pas qu’ils accrochent aux basses branches et aux épineux. Il a pour seul vêtement un pagne étroit protégeant sexe et fessiers. Quelques parures enserrent la base des genoux et le haut des biceps. Autour de son cou, un collier retenant la cosse sèche d’un fruit évidé, avec à l’intérieur la poudre préparée par le chaman pour combattre, arrêter l’effet du poison. Si nécessaire. Alaak est la copie miniaturisée de son père dont il suit la silhouette rassurante. Lui aussi, plus tard, sera un grand chasseur, il prendra sa succession à la tête du clan des « hommes forêt ». C’est le nom de la tribu, la traduction la plus exacte, de nos jours, serait « hommes arbres ».
Kamuk se fige, son fils l’imite à quelques pas derrière. Son œil entraîné a repéré le bel oiseau multicolore à la chair si estimée. Un mets de fête pour le clan, les premières heures de chasse sont vraiment favorables. Enok, le Dieu de la grande forêt, a posé son regard sur eux… Au ralenti, le bras du chasseur saisit le trait qu’Alaak lui tend après l’avoir sorti avec précaution du carquois. Le fils recule silencieusement, pour admirer le père, qui place la flèche sur l’arc, le bande et vise le gibier d’exception. À cet instant, Kamuk est une statue aux muscles tendus, l’arc est parallèle au sol et son buste, campé sur les deux jambes écartées, fait un angle pour garder la verticalité parfaite de la longue flèche. Il se fixe quelques secondes dans cette position inconfortable, mais indispensable pour atteindre l’oiseau perché vers les cimes. Alaak est attentif au moindre frémissement de son père, annonciateur du départ de la flèche. Il lui semble qu’un silence profond les entoure, les pétrifiant dans une image. Hypnotisé par la posture du chasseur, Alaak perçoit le craquement une seconde trop tard. Son père, lâchant l’arc, se rue sur lui. Il sait qu’un grand arbre tombe dans leur direction, il l’a su instantanément. Le cri du bois pourri d’humidité, bien que rare, lui est connu. Le danger est grand et souvent mortel. Trop tard, l’ombre du tronc séculaire recouvre son fils, qu’il ne peut repousser que du bout des doigts, mais trop faiblement. Kamuk se retrouve étourdi, coincé sous une grosse branche haute du grand arbre. Le calme est revenu, la flèche s’est perdue, l’arc est cassé en deux, l’oiseau multicolore s’est envolé et Alaak agonise. Les jambes du jeune garçon sont brisées, prises sous le tronc épais. Son thorax est également écrasé par la masse végétale. Il n’a pas émis un cri, il n’a pas eu le temps et, maintenant, le poison agit vite. Plusieurs pointes échappées du carquois ont écorché son flanc. Dans moins d’une minute, il sera mort. Le père assiste impuissant à son trépas. Son torse et ses deux bras sont immobilisés par la branche volumineuse, il n’a pas pu décrocher la cosse remplie d’antidote. Alaak est de toute façon trop loin. Les yeux de son fils se figent, le poison a abrégé ses souffrances. Kamuk essaie de remuer, mais les forces lui manquent et la peine le terrasse. Il sent qu’il n’est pas sérieusement blessé, sa position ne lui permet aucun mouvement. Il doit attendre que la colère d’Enok se calme. Il perd connaissance.
Comme chaque soir, dans l’obscurité noyant la forêt, il vient se nourrir. C’est son heure, il a senti l’odeur du sang, entêtante. Il en a besoin pour vivre, c’est sa seule nourriture. Nuit après nuit, il doit boire le sang chaud de tous les êtres vivants rencontrés. Absolument. Il se dirige vers le petit corps prudemment car l’odeur n’est pas bonne, malgré l’abondance du précieux nectar. Il se pose sur l’épaule d’Alaak et se penche sur la mare de sa bouche, débordante d’un sang épais et sombre. Sa langue lape timidement la surface, il recule de dégoût. Vite il se détourne, il a humé à quelques mètres la vibration du sang chaud. Une autre proie. Vivante…
La soif et la douleur réveillent Kamuk. Il a dû essayer de se retourner dans sa léthargie et a partiellement dégagé son bras gauche. La meurtrissure de l’écorce l’a fait sortir des souterrains du sommeil. Il fait nuit noire, il a donc été inconscient tout le jour. Il se sent faible, vulnérable comme une tortue sur le dos. Sans bruit, il dégage complètement son bras. Son ouïe saisit le battement d’ailes membraneuses toutes proches. Il frémit. Le rat ailé buveur de sang est là, pour lui. Il sait que son fils mort ne le satisfera pas. Il y a sûrement déjà goûté…. C’est sa seule chance. Ne pas bouger. Faire le mort, aussi, et essayer de le surprendre. Le petit animal a l’habitude de mordre les dormeurs aux pieds. À la tribu, ils ont de quoi se protéger, la lumière du feu les éloigne. La chauve-souris vampire, enhardie par l’immobilité du grand corps, remonte en se dandinant vers la jugulaire qui bat exagérément. Kamuk n’ignore pas qu’il ne sentira pas les dents aiguës du prédateur perforer sa chair. Il ouvre les yeux lentement. La petite tête triangulaire se penche sur son cou, il perçoit l’éclat des deux canines. Mais l’animal vacille et tombe sur son visage. Il a bu du poison… assez pour l’étourdir. La fureur de Kamuk est immense, de sa main libérée, il le plaque sur sa bouche et lui déchire la gorge à pleines dents. Assoiffé, il s’abreuve avidement du sang contaminé. La dépouille pantelante glisse sur le côté, il brise la cosse contenant la poudre et l’avale. Le goût est atroce, mais sa survie l’exige. Il retombe en somnolence….
Une terrible soif l’éveille de nouveau. Il se sent moins faible, il examine le grand arbre fracassé. C’était un géant de son espèce avec un tronc rouge et une écorce épaisse, fragilisée par les décennies de pluies tropicales. Kamuk casse un rameau fin qui saigne, il boit le liquide blanc amer. Il renouvelle l’opération plusieurs fois avec des branches moins tendres à sa portée. La faim le tenaillant, il dévore à moitié le cadavre de son agresseur. La sève de l’arbre mêlée au sang de la chauve-souris devient rouge. Une force incontrôlable s’empare du chasseur, il soulève l’énorme branche qui le retenait prisonnier et se dresse dans la nuit. Enok dans la canopée sourit.
Il a accompli le rite funéraire d’Alaak, il lui a semblé si léger à porter. Le corps disloqué de son fils repose dans un morceau de tronc creux couché, comme le veut la tradition de son peuple. Dans une lune, les fourmis voraces auront nettoyé le squelette. Le clan au complet reviendra le chercher et les os seront brûlés avec cérémonie au centre du village. L’esprit libéré d’Alaak, accouplé à celui de l’arbre, pourra rejoindre Enok dans les hauteurs. La macabre besogne terminée, Kamuk pousse un long cri de douleur qui se répercute jusqu’aux cimes. »