Arracheur de temps

Auteur(e) : Roland ROSSERO

Chapitre 1 – Parallaxe

La phrase leitmotiv des Fourberies de Scapin – Mais que diable allait-il faire dans cette galère ? – venait de me trouer le cerveau, alors que je n’étais pas assis depuis cinq minutes autour de cette table. L’image mentale de Philippe Torreton, répondant pour la énième fois sur la scène de la Comédie Française à une des répliques les plus connues de Molière, s’imprimait en même temps au fond de mes rétines. J’essayais, à mon tour, d’y répondre, remplaçant le « il » par un « je » et cherchant ce qui pouvait m’irriter à ce point… Pourtant, durant la demi-heure précédente, j’avais délicatement savouré des mises en bouche raffinées, tout droit sorties du meilleur traiteur de la ville. Ensuite, j’avais abondamment rincé mon gosier en engloutissant quelques flûtes de champagne rosé millésimé. J’aurais dû me sentir heureux, décontracté et ouvert aux pires platitudes échangées dans ce genre d’endroits.

Mais non, c’était toujours pareil, sans véritables amis autour d’un verre ou d’une nappe, j’avais tendance à m’ennuyer – le mot était poliment faible –, à compter les miettes de pain éparpillées par mon agacement, à répondre laconiquement à tout et à continuer d’ignorer avec superbe les convives que je ne connaissais pas en arrivant. J’avais eu des hochements de tête complices, des haussements de sourcils bienveillants et quelques sourires hypocrites à l’endroit d’un confrère qu’il m’arrivait de croiser en séminaire, de femmes sur le retour qui jaugeaient mon physique avec des pupilles de maquignons en mydriase, de trois vieux débris aux comptes bancaires conséquents, d’une poignée de parvenus aux gourmettes pesantes et des inévitables m’as-tu-vu qui hantent toujours ces réunions festives. Tous, sans discernement, étaient retournés à leur anonymat, à peine leur avais-je serré la main avec un rictus plaqué de circonstance. Il faut dire que, passablement aigri, j’en faisais des stéréotypes, des caricatures blanches ou noires, sans chercher les inévitables nuances de gris.

Même si c’est une Lapalissade de le rappeler, j’ai toujours été persuadé que l’environnement humain s’avère primordial pour des agapes réussies. On peut avoir un souvenir inoubliable d’un jambon beurre quelconque sur le bord d’un talus, le pouce en l’air, avec un orage menaçant au-dessus de la tête, simplement parce qu’on le partage avec un pote de toujours. De ceux avec lesquels on n’a jamais besoin d’en rajouter, un seul regard amusé et complice déclenchant le fou rire. Et inversement, on est enclin à renâcler devant un velouté aux truffes à cause justement des truffes qui vous entourent et vous saoulent plus sûrement que les ballons de vin ingurgités pour les oublier. C’était, une fois de plus et malheureusement, le cas ce soir-là !

Comment avais-je atterri dans cette somptueuse maison dominant la baie de sa terrasse pharaonique prolongée par une piscine à débordement de mêmes dimensions ? Je ne m’en souvenais plus… Cette superbe bâtisse, dont j’avais du mal à évaluer la superficie, le nombre de pièces et de salles de bains, appartenait au directeur d’une grande clinique de la place. Sa femme, issue d’une vénérable famille calédonienne, était une élue au Congrès et possédait des parts dans de nombreuses sociétés commerciales. Ils appartenaient en gros à tout ce que j’essayais d’éviter : le pouvoir, l’argent et leur étalage. J’avais la faiblesse de croire que la richesse ne pouvait se construire que sur le savoir, la curiosité intellectuelle et sur des valeurs humanistes. Inutile de préciser que les membres de cette utopique confrérie, à laquelle j’appartenais depuis toujours, étaient peu nombreux sur cet archipel du Pacifique Sud.

Tel un vieil ours fatigué, je promenais mon mètre quatre-vingt-dix, doté d’un début de brioche, en essayant de retrouver le nom de la personne qui, croyant me faire plaisir, était l’instigateur de ma présence ici. À coup sûr, une vague relation de travail à l’hôpital voulant rendre à mon visage le sourire qui l’avait déserté depuis que ma compagne avait pris un aller simple pour la Métropole. Julie avait déposé une lettre d’adieu, bien en évidence sur ma table de nuit, trois mois plus tôt. De retour d’une garde nocturne agitée, j’avais relu plusieurs fois les mots manuscrits qui marquaient un nouveau départ dans l’inconnu. En fait, rien que de très banal pour un couple de vingt ans dont les deux membres, sans enfant, s’évitaient depuis quelque temps. C’était une chute prévisible à notre histoire, j’étais presque soulagé qu’elle en ait pris l’initiative. La maison était désespérément vide. Le bruit de ses pas ne résonnait plus. Le sillage de son parfum ne titillait plus mes narines. Finis les disputes et les repas silencieux. Rien. C’est ce qui était le plus dur à supporter. Dire que je traversais une mauvaise période était un euphémisme car, en plus de cette séparation ayant touché mon amour-propre, un de mes amis proches avait rencontré, beaucoup trop jeune, la grande faucheuse. Blindé par un serment d’Hippocrate prêté depuis deux décennies, j’aurais dû faire front contre ce genre de saloperies métastasées, distillées au hasard par des Parques insensibles. Mais, cette mort prématurée et injuste, me touchant de près, avait fini de m’installer dans un état mélancolique permanent. En corollaire à la disparition de mon ami, j’avais pris la farouche et stupide résolution de stopper ma dose quotidienne de nicotine à l’aube de mes quarante-cinq printemps. Sur les nerfs depuis plusieurs semaines, j’étais donc arrivé à ce dîner avec l’envie de bouffer du con, histoire de me distraire, et surtout de picoler pour tenter d’atténuer la noirceur de mes idées par du blanc et du rouge. Cette soirée de début septembre était le prolongement climatique d’une journée particulièrement radieuse et le ciel rose du couchant, où planaient au ralenti les silhouettes d’oiseaux marins, incitait presque à croire que la vie pouvait être divinement belle. Je me tenais debout, immobile, au bord de la terrasse qui dominait l’océan. Le refrain des vagues de la marée montante accompagnait le solo du clapotis de la piscine dans mon dos. Dès que j’avais pu, j’avais pris une tangente me faisant frôler la forme circulaire du bassin, mettant un peu de distance entre le reste de l’assemblée et moi. L’instant était béni car je me sentais seul au monde, le ton encore feutré des conversations de l’apéritif ne m’atteignait plus et je savourais mon bonheur misanthrope. Cependant, il allait bien falloir me retourner et réintégrer le cercle privé de ces mondains insipides. Je pensais à ça, mon verre à la main, et essayais de positiver en vins.

En vain !

Quinze minutes plus tard, j’étais à nouveau noyé dans le troupeau ruminant autour d’une immense table ronde, théoriquement propice à des échanges verbaux tous azimuts. C’était à cet instant précis que la réplique répétitive et geignarde de Géronte m’avait assailli. J’avais enfin repéré le jeune interne en pédiatrie qui, d’un léger signe de connivence, avait signalé son parrainage d’un soir. C’est vrai que je le trouvais sympathique et encore idéaliste. C’est d’ailleurs pourquoi il était un des rares à qui j’accordais un peu de conversation dans les couloirs de l’hôpital. En répondant à son geste de bienvenue, je ne pus m’empêcher de penser que, s’il en prenait l’habitude, sa présence dans ce genre de festivités ne tarderait pas à gangrener sa belle attitude. Évidemment, la majorité de la trentaine de convives clopait et, malgré le repas en terrasse, je souffrais le martyre à chaque inspiration. Afin de protéger mon palais d’une cuirasse fruitée, seule capable de contenir les effluves tabagiques, j’avais descendu, en apnée, plusieurs verres d’un Bourgogne blanc aligoté très parfumé.

— Vous ne dites rien, Docteur ?

C’était la maîtresse de maison, un modèle de belle cinquantaine interchangeable, placée presque en face de moi, qui venait couper court à mes pensées grises. J’ai failli lui rétorquer que, dès qu’on – ces trois derniers mots à écouter phonétiquement – parlait, je me taisais systématiquement. Au lieu de cela, j’ai dit en lui décochant mon plus beau sourire à quarante-cinq dents :

— J’écoute !

Et, pour lui faire plaisir en alliant l’acte à mes paroles, j’ai sorti mon appendice nasal du cristal où je humais un grand cru de Bordeaux rouge fraîchement servi – le canard au sang venant juste d’éclabousser le milieu de la table. Puis, j’ai fait semblant d’être intéressé par le bavasseur qui tenait le crachoir depuis cinq minutes. C’était mon voisin immédiat que j’ignorais depuis sa prise de parole, isolé que j’étais dans ma tour d’ivoire avinée. Je me suis aperçu que tous étaient suspendus à ses lèvres. N’ayant rien pour lui, physiquement parlant, il devait sûrement proférer des vérités premières. Sans me déparer d’une commissure narquoise, j’ai tendu une oreille compatissante.

         — …Pour bien comprendre – encore un qui prend les autres pour des demeurés –, je dois vous donner la définition exacte, celle du dictionnaire !

Il existait donc des types capables d’apprendre par cœur le dico pour briller en société, j’en étais pantois…

         — Parallaxe, du grec parallaxis – ça commençait bien –, que l’on pourrait traduire par changement, est un angle sous lequel serait vue de façon normale, à partir d’un astre, une longueur égale au…

À cet instant précis, j’ai été tenté de quitter le cercle et de repartir dans mon voyage en ballon de rouge. Cependant, la tentation d’interrompre ce pensum hors de propos étant trop forte, j’ai usé de ma plus grosse voix pour river son clou à ce petit gros, chauve et binoclard – sûrement un prof zoreille :

         — Bref, c’est un déplacement de la position apparente d’un corps, dû à un changement d’emplacement de l’observateur, d’où une certaine erreur d’appréciation qui porte son nom : erreur de parallaxe. Cette méprise est bien connue du passager d’une voiture qui croit voir sur le compteur kilométrique une vitesse inférieure à la vitesse réelle. Son angle de vue étant altéré par sa position… mortelle ! ajoutais-je, facétieux, tout en lapant une rasade rutilante. Après ma longue retraite silencieuse, cette tirade subite a fait son effet. On n’entendait plus un couvert en mouvement, ni bruits de mastication, pas plus que de déglutition. Avec stupidité, je venais de prendre la main et tous les regards convergeaient vers moi. Notamment, ceux de deux femmes que j’avais à peine remarquées avant de l’ouvrir inopinément. La première était assise sur ma gauche à deux places du répétiteur de dictionnaire. Elle était blonde, belle, jeune et possédait un corps comme on les préfère. D’ailleurs la tablée entière louchait sur son décolleté généreux, un coup à apprendre le petit et le grand Robert par cœur. Le nabot à lunettes ne s’en privait pas non plus et je le soupçonnais d’avoir pris la parole simplement pour briller auprès de la demoiselle. Je n’ai pu m’empêcher de pouffer intérieurement en songeant à tous ces mâles qui lorgnaient cette magnifique paire de seins dorés suivant des angles différents. Avec des prunelles venimeuses, les dames présentes dardaient, elles aussi, des rais envieux, ricochant sur cette abondance de chair ferme. Les erreurs de parallaxe s’additionnaient et illustraient « pleinement » la dissertation du beau parleur. La belle semblait d’ailleurs plus intéressée par tous les regards masculins de braise sur sa gorge que par les paroles doctes de l’autre qui, à mon avis, lui passaient carrément au-dessus des méninges. La seconde, beaucoup plus discrète et moins bien placée, se situait nettement plus dans l’étroit champ de mes canons de beauté. Elle devait avoir la trentaine et son beau visage kanak rayonnait comme une perle noire. Une fille des Îles ayant fait de brillantes études, ai-je pensé, qu’on invite pour se dédouaner du passé et pour pouvoir exhiber son quota coloré à la bonne société bien-pensante. Elle aussi n’avait apparemment pas prononcé une parole depuis le début du repas. Je m’attardais un peu trop sur ses iris aux reflets verts et sur ses belles épaules caramel avant d’être à nouveau happé par l’intarissable professeur N’imbu de sa personne.

— Vous avez raison, c’est exactement ça ! m’a-t-il répondu, enjoué. La réalité la plus incontestable est souvent perçue de manières différentes, suivant la position où l’on se place et suivant, ne l’oublions pas, l’imaginaire de chacun. Les enfants, s’amusant à deviner des animaux dans la masse des nuages, ne voient que ce que leur imagination fertile veut bien distinguer… Souvent, leurs copains, pourtant à côté, ont du mal à discerner des formes évidentes pour les premiers. Même chose pour les couleurs, on nous a appris à les nommer dès notre plus jeune âge, mais voyons-nous tous la même chose ? Où est la bonne teinte ? Nous baignons tous dans une abstraction théorique où le vert n’est finalement qu’un mot que notre cerveau affuble d’une apparence. À la seconde où il prononçait ces mots, j’ai vu que la blonde – était-elle vraiment blonde ? – avait définitivement décroché comme beaucoup de bâfreurs patentés et le concert des couteaux et fourchettes avait repris, méprisant une discussion que je jugeais, à mon corps défendant, finalement plutôt sympathique. Depuis l’enfance, j’avais tendance à entrecouper intérieurement de digressions triviales, dictées par ma nature moqueuse, n’importe quelle conversation si érudite soit-elle. Malgré tout, j’avais écouté consciencieusement son dernier échange. Sûrement encouragé par mon attention, l’autre dégarni continuait de plus belle :

— Les talents de coloriste des grands maîtres de la peinture ne sont-ils pas usurpés ? Au musée, un tableau a-t-il le même impact visuel suivant l’axe de vision ? Et puis, notre spectre de couleurs est incroyablement pauvre en comparaison de celui des oiseaux… Ils voient un nombre inestimable de nuances, sans parler du relief… Bref – le contraire de son discours –, chacun autour de cette table a une perception propre d’une certaine réalité, au sein – le droit ou le gauche de la blonde ? – de laquelle interfèrent la vue et ses obstacles, l’angle plus ou moins aigu, le temps consacré à la vision et la part de rêve qu’on y met inconsciemment. On peut dire que les artistes en général ont un plus large éventail de ces perceptions et qu’ils les subliment à travers le prisme de leur retranscription, par définition extraordinaire. L’erreur de parallaxe est donc hautement créative et engendre, à coup sûr, un espace fictif vital pour l’homme – rien que ça ? Les écrivains, entre autres, ne me contrediraient pas ! Il s’est arrêté soudainement, conscient du peu de public qui l’écoutait et, surtout, de la désaffection totale de la blonde plantureuse à son endroit – il ne savait plus à quel sein se vouer. Je me suis surpris à le plaindre un tantinet car le bougre était dans le vrai. Il était certes pénible dans sa façon de tirer la couverture à soi, mais son raisonnement se tenait et ce n’était pas tous les jours que quelqu’un l’ouvrait, en ces circonstances, pour dire quelque chose d’intelligent… Néanmoins, ma mauvaise humeur est revenue au galop et j’ai lâché, sarcastique :

— Vous aussi avez raison… Par moments, on a envie d’envoyer « au Diable vos verres ! » – j’ai joint le geste à la parole en vidant le mien – la triste réalité pour d’autres, très éloignées et sûrement plus amusantes… Tout en reposant mon énième godet vide de ce délicieux Médoc, j’ai jeté un coup d’œil à la belle jeune femme des Îles, à l’opposé de la table. J’ai croisé ses yeux clairs rieurs et ai eu l’impression qu’elle avait apprécié ma remarque…