Celle qui parle sans arrêt dans son jardin

Auteur(e) : Roland ROSSERO

LUC

   Je la vois tous les matins. C’est une vieille femme, toute ridée. Elle peut avoir dans les soixante ou quatre-vingts ans. Cela dépend des jours. Parfois, je la trouve très âgée. À d’autres moments, non. Elle a une longue chevelure blanche, des racines aux pointes, jusqu’aux épaules. Aussi épaisse que celle d’une jeune fille de vingt ans. Le détail qui d’entrée frappe le plus chez elle, ce n’est pas son physique de fruit desséché, mais sa logorrhée. Elle parle sans arrêt, toute seule, dans son jardin. Tout le temps, par tous les temps. Je l’ai remarquée le premier jour où nous avons emménagé avec Julie. Nous étions aux anges après l’acquisition de notre première maison. Enfin un coin à nous, que nous avions choisi. Finis les meublés lambda, les locations pourries et trop chères, les appartements sans vue, sans attrait, dans cette belle île tropicale. L’agent immobilier nous avait vanté la superficie, le site, le panorama, le calme de l’endroit. Tout cela était vrai, la villa était grande, solidement ancrée sur sa colline. Elle dominait une baie cernée de reliefs changeant à la lumière, les voisins étaient éloignés et leurs habitations camouflées dans une végétation luxuriante. Sur la gauche de notre terrain pentu, on apercevait le haut du toit de la bâtisse en bois où vivaient la vieille et sa famille. Celle qui parle sans arrêt. Son teint de peau ivoire et ses yeux bridés attestent d’une origine asiatique. Vietnamienne ou Indonésienne, je ne sais pas faire la différence. Ce qui fait que je ne comprends strictement rien à ce qu’elle raconte. Elle baragouine dans sa langue natale d’une voix fluette, aiguë comme celle d’un oiseau apeuré. Tous les matins, dès potron-minet, elle vient vers la barrière mitoyenne qui sépare les deux lots. Elle regarde dans notre direction, se détourne et commence à jacasser. Je l’entends depuis la terrasse en préparant la table du petit-déjeuner. Au début, ça m’a étonné, j’ai cru qu’elle voulait demander quelque chose. J’ai dû dire Oui ! C’est pourquoi ? Enfin, une phrase toute faite dans ce genre-là. Et comme elle ne répondait jamais et continuait son leitmotiv sans faire attention à moi, j’ai arrêté. Maintenant, elle fait partie du paysage sonore matinal avec le chant des perruches, le bruissement des insectes et l’éveil de la nature en général. Je crois bien que, si un matin, elle n’était pas là, elle me manquerait.

GRANDE SOEUR

  J’ai toujours connu la grande baie, j’y suis née. Je l’ai toujours trouvée belle, très belle. En toutes saisons, même quand elle est noyée sous la pluie forte. C’est un endroit unique. Je n’ai jamais beaucoup voyagé, mais ce paysage a toujours été pour moi un joyau. Jusqu’à l’âge de trente ans, je n’ai jamais quitté ce lieu. Pour moi, le monde se limitait à mon village minuscule et à la forêt de hauts rochers gris qui hérissaient la baie. Avec ma famille, nous vivions au bord de cette immense étendue d’eau, à côté d’une plage de sable fin assez profonde. Malgré la pente faible de sable, c’était très dur de hisser la barque avec trois petits frères et quatre petites sœurs, lorsque nous aidions père de retour de la pêche. Il n’a jamais rapporté énormément de poissons, mais toujours suffisamment pour accommoder le riz brun, dont nous nous occupions avec mère toute l’année. Les jours s’écoulaient de la même façon, rythmés par les besoins du quotidien, la culture du riz si prenante et le ballet de la barque de père. Je me souviens de quelques fêtes avec le village, pour le Têt évidemment, mais aussi pour les naissances et les deuils. Je me rappelle que la vie était dure, mais joyeuse. On n’avait pas le temps de s’ennuyer et je pense qu’inconsciemment, je savais que vivre au bord de la baie était un privilège. Une chance. De toutes ces années, je n’ai eu qu’un seul regret, celui de ne pas être allée à l’école comme les trois derniers de notre fratrie. Trois sur huit, ce n’est pas si mal. Je sais un peu lire et écrire. Que des choses simples que j’ai grappillées avec Ahn, dernière petite sœur. Il était déjà tard pour apprendre, j’avais dix-huit ans et elle, six. J’avais une très grande envie de m’instruire et de persévérer, mais le destin en a décidé autrement. Pas seulement pour moi, mais pour nous tous, pour tout le peuple. J’ai compris cela en quelques secondes, en entendant les premiers avions déchirer le calme au-dessus de la baie. Ils ont couvert le criaillement des mouettes se disputant les entrailles des poissons au retour de la pêche. Les oiseaux de mauvais augure n’ont fait qu’amorcer un large virage haut dans le ciel. Mais tout le monde l’a su en même temps, c’était… La guerre. La première. Celle avec les Français.