Des Cary plein la bouche

Auteur(e) : Roland ROSSERO

CHAPITRE 1

Le début, c’est en 56. Il y aura des sauts temporels de 60 à 90, et aussi pas mal de flash-back, ou  Toubonnement des retours en arrière, si vous préférez. Mais là, on est en 56 donc, 1956 après JC, mais avant JVC.

JVC, c’est la marque et JC les stigmates évidemment! Ça aurait pu être, en affinant, 56 avant John Cassavetes. Tout ça pour vous dire que c’est une histoire pour l’écran, pour les petits aussi d’ailleurs. Petit je le suis par l’âge, quant à la taille, j’ai toujours été un « comme il est grand votre petit ! » Sur ma carte d’identité, à signes distinctifs, on aurait dû écrire géant. Voilà un beau titre de film, le film lui l’est moins, on en reparlera. C’est une histoire pour petits et  GRANT, comme Cary… Cary… carie…, n’anticipons point. 56 et plutôt vers la fin de l’année, il doit faire froid car toute la famille est à l’intérieur, calfeutrée. La maison me parait petite, elle appartient à mon grand-père paternel. C’est une bâtisse où il a logé son fils plus quelques locataires. Ainsi divisée, la superficie nous étant impartie semble chiche. Heureusement, à six ans, c’est mon âge, on peut restreindre son espace vital plus facilement qu’un adulte. La salle à manger, curieusement, ne sert pas pour manger, excepté dans les grandes occasions auxquelles mon frère aîné et moi participons peu. Les chambres à coucher ne servent, elles, qu’à dormir. Tout se passe dans la cuisine chauffée au poêle à charbon, on mange, on fait ses devoirs, on joue, on s’ennuie, on se fait engueuler…

Ma mère, comme la plupart des femmes de sa génération et de son modeste milieu, est la reine, que dis-je! l’impératrice du ménage. Nul angström-cube* de saleté ne lui résiste, elle est le parfait amalgame (foutu vocabulaire professionnel) entre la mère Denis et une tornade blanche. Mon père a coutume de répéter à ses amis: « Si je me lève la nuit pour pisser, à mon retour le lit est déjà fait! » A propos, les W-C sont sur le palier, communs avec les locataires du premier. C’est loin d’être Byzance bien que la cuvette soit turque. La chasse d’eau est bruyante, l’atmosphère, tout droit sortie d’ « Hôtel du Nord », est glaciale, pas la moindre ampoule électrique. Le soir, il s’agit de bien tenir sa bougie « drrroite! » On n’a pas envie d’y traîner, même avec une bande dessinée. Reiser n’aurait jamais pu y inventer sa légende célébrissime:  «  Y a que là qu’on est bien! »

Je reviens sur le concept « salle à manger », car elle n’existe pas encore en 56 après JC. Sans doute un court-circuit de mes synapses. Cette pièce supplémentaire n’existera que plus tard, lorsque mes parents agrandiront leur appartement en récupérant la surface habitable du voisin de palier. Celui-ci acquerra un pavillon de campagne, aujourd’hui noyé dans une Zone Urbaine Protégée par des Zones Industrielles. Ce qui fait office de salle « à manger », c’est la cuisine. C’est la pièce principale, la seule à être chaude en hiver, la seule vraiment vivante. Toutes les autres sont inaccessibles à nous les enfants, surtout la chambre parentale, véritable boîte de Pandore, dont nous brûlons d’ouvrir le couvercle. Cette curiosité, cette tentation bien naturelles sont étouffées dans l’œuf  par une discipline maternelle draconienne, accompagnée dans ces rares manquements de quelques coups de martinet  biens sentis. Avec mon frangin, nous savons exactement où est rangé l’instrument de torture. Comme tout se passe dans la cuisine, l’un fait diversion tandis que l’autre s’en empare et file d’un air goguenard dans les cabinets tenter d’en cisailler une lanière, le plus souvent avec les dents – ah! déjà elles! Ce travail de rongeur prend plusieurs semaines par lanière. Las, loin de soulager nos modestes supplices, cette soustraction de matière engendre une addition de douleur; moins il y a de lanières, plus nous ressentons de brûlures à leurs contacts, cependant  knout* que knout, nous continuons notre travail de sape. Attention! La génitrice de nos vies n’a rien de la mère fouettarde! Mais à l’instar de toutes les mères des années cinquante, femmes au foyer souvent minuscule, sans toutes les commodités indispensables de nos jours, affublées de maris servis pourris par leur propre mère, tirant sur les cordons de la bourse et aussi sur leurs ceintures lors de fins de mois difficiles, paniquant  régulièrement  à chaque retard (encore les bourses), elles finissent par craquer de temps en temps, c’est bien normal. Le martinet, peu souvent, mais coutumièrement employé, n’est que l’illustration de cette nervosité striant nos mollets rosés et juvéniles.

Ce doit être un samedi après-midi et Monsieur C. sonne à la porte. Non, il frappe, la sonnette c’est pour plus tard comme d’autres accessoires du style chaîne, interphone, piège à loup etc… La vieillesse est synonyme de gadgets anti-vols. Il est chauve et souriant, M. C., il a les paupières clignotantes. Osons un jeu de mots ciné-bédéphile regroupant sa calvitie, sa bonne humeur et ses tics palpébraux: son sobriquet aurait pu être BAT-tements. Tiré par les cheveux, n’est-ce pas ? De plus, il possède un magasin d’appareillage ménager; il vend aussi des transistors, des pick-up, … des TELEVISIONS. C’est la surprise la plus totale, avec le frérot nous tombons des nues, mais on se sent rapidement concerné par l’événement. La télévision c’est encore la lanterne magique, j’en ai cependant vu une chez des amis de mes parents, je l’ai en fait entrevue. Deux visages très rapprochés s’y embrassaient goulûment. Cela m’a valu d’aller jouer dehors tout un moment. J’en ai conclu qu’embrasser une dame, ça doit durer longtemps! Cette image trop fugitive était peut-être extraite des Tueurs – The Killers – Robert SIODMAK – 1946 . La mâchoire virile du suédois à quelques centimètres de la bouche offerte de sa compagne de cavale. Premier film de Burt Lancaster et premier rôle marquant d’Ava Gardner. Il me plairait que ce fût ce joyau du film noir, où deux acteurs alors inconnus hissent cette série B au rang de classique du 7ème art. Burt, bien que revolverisé dès la séquence d’ouverture, remplit l’écran de sa stature athlétique à l’occasion du flash-back le plus long et le plus réussi du Cinéma. Cet artifice technique résume à lui seul l’immortalité des STARS. Le spectateur de Cinéma est un astronome scrutant l’univers à l’aide d’un télescope perfectionné. Les étoiles sur l’écran brillent toujours de mille feux, même mortes, leurs lumières nous parviendront encore pendant des siècles.

Pourquoi une télé chez des gens si modestes ? Mon père est employé de commerce et seul travailleur rémunéré de la famille. Question appareillage ménager, nous n’avons ni machine à laver, ni réfrigérateur. L’électricité est vraiment ménagée ! Seulement voilà, mon père aime le sport, enfin voir le sport, lire les résultats sportifs, pas le pratiquer. Il n’a pas le temps, il travaille de nuit et sa génération n’est pas sportive. Contrairement à la présente qui s’estime frustrée, si elle ne peut effectuer l’ascension du Mont Blanc en planche à voile à roulettes pendant des vacances à la Monsieur Hulot. Je n’évoque évidemment pas le Tati-Chef, mais le présentateur au micro essoufflé… Séquence déception! Mon paternel a reçu un choc télévisuel et footballistique lors de la coupe du monde 54 avant JPP. La Hongrie grande favorite était venue buter (est-ce bien le mot choisi? ) en finale contre les déjà incontournables allemands. Qui n’a pas vu Albert, Puskas, Kocsis balle au pied, n’est pas digne de parler foot !

Monsieur C. ahane, mon père de même, l’ère de la micro est loin d’être née. Une télé en 56 avant JVC, c’est un meuble, un monument massif de surcroît, on approche le quintal. Ce poids le rendra doublement précieux, il sera toujours considéré comme un autel de cathédrale; un tabernacle que seul le grand prêtre, mon géniteur, aura le droit d’ouvrir, de manipuler et de… consommer. La bonne du curé, ma mère, pourra elle y toucher seulement avec un chiffon doux afin de lui conserver tout son lustre. Reportez-vous 625 lignes plus haut… La chose avait dû être décidée longtemps à l’avance et dans le plus grand secret. La « chose » est acheminée dans la chambre parentale, une table sur roulettes, portée plus facilement par M. C., la soutiendra. La mode consistant à installer la télé au ras du sol m’est très désagréable. Loin de remplacer un écran de Cinéma, un poste doit se situer en hauteur, du moins à mi-hauteur; on s’oblige alors à lever la tête pour regarder et apprécier. Cette vérité est inspirée d’une des nombreuses et judicieuses remarques de Jean-Luc Godard sur la cinéphilosophie. Essayant avec mon frère de passer inaperçus, nous pénétrons, à la suite des adultes, dans la chambre interdite. Les patins! SVP ! Vous connaissez ma mère… cette première télé est donc doublement associée aux patins. Ceux qu’on glisse sous les pieds et ceux avec lesquels on le prend. Toujours la fugace image de l’étreinte entrevue la première fois dans l’étrange lucarne. La chambre des parents, quoique donnant sur la cuisine, est aussi secrète que celle de Barbe Bleue. N’y voyez là aucune allusion orgiaque, entendons le plutôt dans le sens de l’interdit. Les deux chambres communiquent avec la cuisine. En journée, tout déplacement en dehors de la dite cuisine est prohibé. Les seules promenades autorisées sont l’envie de se soulager sur le palier toilettes ou simplement la nécessité de sortir de l’appartement. Les chambres sont réservées au repos et il n’y a pas de salle de bains. On se lave à l’évier, il est utilisé pour la vaisselle, la lessive et le décrassage hebdomadaire avec paravent pour les parents et grande bassine brûlante pour les mioches. La France ouvrière des années cinquante est assez sale. Cela n’ennuie pas du tout le garçonnet que je suis, les adultes un peu plus et encore… Un nettoyage à fond par semaine, quelques coups de brosse à dents espacés dans le temps, l’hygiène corporelle est très rudimentaire.

Incroyable quand même ! Une T.V. avant un frigo ! Nous les mômes évidemment, on préfère. Ma mater, détentrice du budget, a dû tiquer, mais la voix de son maître a été la plus forte. On est sportif dans l’âme ou pas. La capacité d’économiste de ces ménagères pour jongler avec les modestes payes de leurs époux, boucler le mois et, en plus, épargner en cas de disette, causée par la troisième guerre mondiale, me stupéfie encore aujourd’hui, moi le panier percé. Pourquoi n’a-t-on jamais nommé une de ces femmes pour administrer les finances hexagonales ? Nous voilà dans la carrée de Barbe Bleue, M. C. s’affaire à l’installation du poste. Après avoir placé une antenne portative sur le rebord de fenêtre pour démonstration et bidouillé de nombreux fils, il fait apparaître la première… IMAGE.Le procédé SECAM étant réduit à l’état embryonnaire dans le cortex de son futur inventeur, ce n’est encore que du noir et blanc. Mais imaginez-vous à six ans dans cet appartement étriqué, pas folichon, avec tout à coup cette lucarne magique allumée au centre de la pièce interdite. En outre, la première image c’est Cary, le charme, l’humour, le geste flegmatique et la prunelle malicieuse, la classe à l’état pure, Cary quoi!

C’est un film, mon premier film.

Dès cet instant originel, que je dois à la télévision, je vais nouer une liaison amoureuse indéfectible avec le Cinéma. Ma mère, une grande passionnée déjà, me le fera véritablement découvrir vers huit ans. On ira tous les jeudis après-midi, même ensoleillés. Jusqu’à ce samedi de fin 56, elle ne m’a point encore initié, même pas à l’oncle Walt. Son unique tentative avec mon frère, pour Peter Pan, s’est soldé par un échec. Deux heures de queue, chose possible grâce au ciné permanent, debout dans une travée, son bambin s’est désintéressé du spectacle après trois minutes de projection et s’est assis sur la moquette perdu dans la forêt de jambes des spectateurs. Il ne s’y intéresse toujours pas quarante ans plus tard… De peur que je ne sois fait du même métal, elle n’a pas osé renouveler la malheureuse expérience, à son grand dam, car elle adore ça, le Cinéma. Mais à la prime nanoseconde de ce big-bang cathodique, elle n’a qu’à m’observer pour tout comprendre. La drogue agit immédiatement, le grand flash, les frissons, la pupille dilatée, la bouche béante… Tous les signes d’une irréversible accoutumance annoncée. Cary, donc… GRANT bien sûr, vous l’aviez compris dès la première description ou alors vous êtes atteint d’une cécité rare doublée d’un crétinisme congénital.

«  CARY conduit une automobile cabriolet. La passagère est une belle femme distinguée, mais elle ne tient pas la route à côté de lui, la voiture non plus d’ailleurs et c’est l’accident. La torpédo escalade le talus, rentre dans un sous-bois, fait voler en éclats une barrière, percute enfin un gros arbre contre lequel elle s’immobilise ». SILENCEplus de musique…