Rien que du bleu

Auteur(e) : Roland ROSSERO

Rien que du bleu

La première fois qu’on l’a vu, on, c’est-à-dire la bande, Sonia, Kevin, Naaji et moi, c’était un lundi aprèm’. Comme on n’a pas cours ce jour-là, on est toujours à la plage dès midi et quand je dis à la plage, je devrais dire dans l’eau. Parce que l’eau, nous, on aime ça, on y est toujours fourré, on est né au bord, on est tombé dedans tout petit, on en est imbibé. Ça doit tenir au fait qu’on est tous nés ici, sur une île tropicale, en Nouvelle-Calédonie. Je n’ai jamais examiné les autres, mais je suis sûr qu’on a de la peau en plus entre les orteils. Bref ! Kevin et Naaji devaient faire assaut de plongeons cabrioles depuis le ponton, Sonia encore ruisselante faisait bronzer ses charmants petits… vous m’avez compris… et moi je sortais ma planche de l’eau pour la ranger. C’est à ce moment là qu’on l’a tous remarqué, je peux vous l’assurer parce que c’est la première chose qu’on s’est dite en même temps quand on s’est réuni cinq minutes après. Du style  « Vous avez zyeuté le blaireau là-bas ! » . Je vais quand même vous le décrire, c’est pas triste tellement il était…. incongru, voilà ! c’est le mot qu’a trouvé Kevin qui a bien plus de vocab’ que moi. Le type en question, donc, était assis tout habillé sur le haut de la plage. Un vieux en plus, au moins cinquante piges, « pâle comme une merde de laitier » a noté Kevin qui a, en plus du vocabulaire, toujours une facétie au coin de la lèvre. Enfin pour ce qu’on lui voyait de peau… un peu entre le bas de son futal noir assez épais et de ses chaussettes… des chaussettes à la plage, je vous jure, pourquoi pas une polaire ? Et puis ça n’avait pas l’air de le gêner, la veste non plus, aussi sombre que les pantalons, une chemise en dessous, à manches longues tant qu’à faire, et un chapeau de paille style canotier, la seule touche estivale du tableau. À propos de tableau, devant lui, posé sur le sable, il y avait un chevalet avec une toile toute blanche, sans rien dessiné dessus et à ses pieds une grosse boîte en bois. « Sûrement avec des tubes de couleurs » a dit Sonia qui craque tout le temps devant les vieux et les artistes… ce qu’elle peut m’énerver parfois… Le type, le peintre donc, appelons-le comme ça, était immobile, une statue face à la mer, le regard perdu dans cette immensité de flotte. Les seules fois où on l’a vu bouger, c’est quand il buvait un peu d’eau minérale d’une bouteille qu’il avait dans sa poche. Il n’avait pas l’air trop incommodé par la chaleur et pourtant ce jour là, ça tapait dur, mais lui était apparemment sec comme une éponge toute neuve. J’ai dit  « Tu parles d’un débilos ! ».  Naaji, qui n’en lâche jamais plus d’une par heure, m’a regardé d’un air désapprobateur et a fait une phrase d’une longueur dont je ne le croyais pas capable : « Faut pas juger les gens sans les connaître ». Les deux autres ont approuvé et c’est moi qu’avais l’air d’un… J’ai dit « Quand même c’est bizarre un mec comme ça sur une plage en train de fixer la mer, c’est rien qu’une grosse masse d’eau après tout » et je suis allé piquer une tête pour couper court à la conversation qui risquait de tourner au vinaigre. Et puis la mer était tellement belle, pleine de vaguelettes argentées et fraîches. Quelle hérésie de s’en tenir éloigné !

Deux jours plus tard, c’était mercredi et là, même bagage, le type toujours à la même place avec sa toile, ses fringues et la même attitude, le regard perdu sur la ligne bleue des crêtes d’écume. Sonia n’arrêtait pas de le mater toutes les cinq minutes… elle m’agaçait… Kevin a balancé une plaisanterie du style « S’il guette La Pérouse, il n’a pas fini d’attendre ». Ça m’a fait marrer, mais pas Naaji qui nous a toisés d’un regard dédaigneux. Le peintre est resté jusqu’au coucher du soleil et puis il a tout plié et est parti d’un pas tranquille, les jambes même pas raides après cette longue pause. Je me suis dit « allez bon vent ! on le reverra plus ». Et bien  non ! dès le début des vacances du deuxième trimestre qui commençaient le week-end suivant, rebelote. Lorsqu’on est arrivé tous les quatre, l’autre était déjà en position comme s’il n’avait pas remué depuis la dernière fois. Si peut-être une légère différence, il nous a semblé qu’il fermait les yeux et que son chapeau était un peu rabattu. « Encore plus frappé, le pauvre gars, j’ai fait, si en plus il ne regarde même pas, à quoi ça sert une si belle étendue d’eau, je parie qu’il dort ou… qu’il est mort, des fois ça arrive, j’ai lu ça dans un bouquin de… » Sonia m’a coupé « Tiens, tu lis toi à présent ? » et tout de suite après, elle a dit qu’elle allait voir ce qu’il se passait et elle est partie dans sa direction en tortillant des fesses… Un voile rouge m’est passé devant les yeux et je suis allé plonger dans l’eau à toute vitesse pour me calmer, je ne voulais pas jouer les mecs jaloux, ça fait ringard et surtout je ne voulais pas affronter le sourire narquois de Kevin. Quand je suis sorti de l’eau deux minutes plus tard avec les idées plus claires, ils étaient tous les trois autour du type en train de lui parler. Je me suis approché à mon tour, me suis assis à quelques mètres pour marquer mon territoire et aussi pour entendre ce qu’ils disaient. Je n’avais apparemment pas loupé grand chose, les présentations à peine plus, car Sonia lui demandait, un peu trop cambrée à mon goût, pourquoi il restait toute la sainte journée sans bouger à regarder la mer, sans bouger et à fermer les yeux parfois.

Alors très calme avec une voix douce, il a dit « Je fais toujours comme ça avant de réaliser un tableau, j’essaie de capter une ambiance. Là pour cette marine à venir, j’ai besoin de sentir la mer et tout ce qui l’entoure, de… il a eu un léger sourire, de m’immerger dans mon sujet, de m’en imprégner… » Kevin a bondi sur l’occasion pour lui demander s’il faisait de la peinture à l’eau (waf ! waf ! cassé l’mec !) mais l’autre lui a répondu sérieusement : « Je n’ai pas encore décidé… cela se fera dans mon atelier quand je commencerai à peindre ». J’ai demandé en me rapprochant « Mais pourquoi apporter la toile et le chevalet avec vous ? ».  « C’est pour qu’elle s’imprègne aussi… ». Après cette réponse j’ai vu que Naaji était vachement admiratif. Sonia allait poser une nouvelle question, quand le peintre nous a dit « À demain », il a repris sa position habituelle et on a su que l’entretien était terminé pour cette fois.

Le lendemain, sans se concerter, on s’est retrouvé autour de lui à bavarder après nos jeux aquatiques. Naaji a parlé en premier, chose très rare chez notre copain kanak, qui a dit en désignant la toile toujours immaculée « Elle ressemble à un écran de cinéma ». Le peintre (« Picass-eau » – nous avait balancé Kevin en aparté) s’est lancé dans un monologue, où effectivement il comparait sa toile vierge à un écran, sur lequel on pouvait projeter toutes les images mentales qu’on voulait. J’ai rétorqué que la mer c’était plutôt monotone comme décor, que ça manquait d’action et que pour nous, dans les films, il fallait beaucoup d’actions, sinon on s’endormait. « Il faut savoir bien regarder… longuement… et vous verrez que chaque goutte est le théâtre sans fin d’histoires riches en péripéties ». Il ne m’a pas convaincu, mais comme les trois autres buvaient ses paroles, je me suis tu et d’ailleurs, il a repris sa position de sphinx, la séance était terminée. Chaque après-midi des vacances a été consacré à une discussion d’un quart d’heure, pas plus, avec « Mir-eau » (sacré Kevin !) par après-midi. La fois où Sonia lui a demandé, l’eau à la bouche, en prenant une pose (je l’aurais tuée…), s’il s’intéressait aux nus. Il a eu un éclair malicieux dans les prunelles et a répondu qu’il aimait bien les nuages, nuées, nues… Je ne sais pas pourquoi, mais il m’a paru subitement plus sympathique.

Vers la fin des vacances, on n’a pas eu le temps même de lui dire bonjour et c’est lui d’emblée qui a posé une question : « Et vous que peindriez-vous sur ma toile ? » On était étonné. Sonia, tout de suite, a parlé d’une fille sortant de l’eau dans le simple appareil, Kevin de traces blanches d’écume laissées par le sillage de dériveurs, de scooters des mers, Naaji lui, après un temps de réflexion non négligeable, s’est décidé pour une mer et un ciel transparents, lorsqu’ils se confondent au zénith, avec une pirogue au milieu comme suspendue. « Watt-eau » (Kevin tu n’arrêteras donc jamais !) a hoché la tête à chaque réponse l’air satisfait. Puis il s’est tourné vers moi : « Et vous ? » Fallait dire quelque chose, mais Sonia m’avait gonflé avec sa Vénus de sous préfecture et j’étais de méchante humeur. Alors j’ai enfoncé le clou, j’ai joué les mecs obtus, comme quoi, à perte de vue, ce n’était rien que des milliards de billions de mètres cubes d’eau, que ce n’était rien que du bleu et que, de toute façon, ce n’était pas fait juste pour regarder, mais pour toucher, pour plonger les mains dedans et plus encore… Il m’a souri en notant que c’était un raisonnement qui se tenait. Je venais à peine de rencontrer le regard courroucé de Sonia, quand il nous a tous laissés sur le cul en sortant une carte de visite de sa poche. « Passez tous demain soir à mon atelier, mais séparément, je vous montrerai la peinture finie ». On était tous tellement abasourdis que personne n’a osé lui dire, mais c’est impossible, vous pouvez pas la réaliser en si peu de temps, surtout si vous restez trois semaines simplement assis sur votre derrière juste à observer. Mais l’autre avait plié bagages et était parti de son pas nonchalant. Seul Naaji a murmuré : « Il doit être imprégné… »

Le lendemain soir vers dix-huit heures, on était bien sûr au rendez-vous, même moi en traînant un peu les pieds. Comme convenu, chacun est entré à tour de rôle. C’est Naaji qui s’y est collé le premier, cinq minutes après, il sortait le regard embué. C’est la gorge nouée qu’il a dit : « Fort le mec ! » et il s’est carapaté. Kevin s’est engouffré à son tour. Un quart d’heure plus tard, il était aussi sous le choc, il n’avait même pas envie de blaguer, c’est vous dire. Il a parlé d’art abstrait, de lignes croisées et que jamais un tableau ne l’avait ému à ce point. Lui aussi s’est éclipsé rapidos. Sonia s’est précipitée avant que j’ai pu faire le moindre geste, elle est restée encore plus longtemps que Kevin. Je me demandais ce qu’elle pouvait bien faire, si l’autre n’allait pas profiter de la situation. J’allais foncer quand elle a poussé la porte et là, elle était transfigurée, en extase, elle m’a sauté au cou, embrassé longuement sur la bouche, puis chuchoté à l’oreille des trucs incompréhensibles sur un certain Botticelli et m’a quitté subitement, me laissant sur le trottoir. Je suis rentré comme un fou dans son atelier… Il m’attendait en souriant. Ça ne payait pas de mine, c’était plutôt petit, avec un lit (pas défait, ni froissé) dans un coin, une table, deux chaises et le chevalet de dos trônant au milieu. Je l’ai vite contourné et alors… Incroyable ! la toile était recouverte d’une couche de peinture bleue uniforme, rien que du bleu je vous dis ! Les autres, avec toutes leurs remarques, ils déliraient, pourtant on avait rien fumé ce soir-là… J’ai hurlé, « Vous nous… ME prenez pour un con ! ! ! » Il a fait « Calmez-vous, prenez une chaise, asseyez-vous devant la toile et regardez la bien et surtout touchez la, puisque l’eau vous avez toujours envie de la prendre entre vos mains… » Je l’ai regardé bizarrement et j’ai fait comme il m’a dit. Et quand j’ai touché le tableau avec mon index, j’ai vu un nuage tout frêle, délicat apparaître en haut, des vaguelettes argentées se mouvoir, un îlot doré scintiller à l’horizon, une pirogue suspendue dans la transparence verte de l’eau, une baigneuse magnifique sortant de l’onde et ressemblant à …, des lignes d’écume qui s’entrecroisaient harmonieusement, j’ai senti une odeur d’iode masquée, perçu un souffle de brise sur mon visage et surtout, il y avait la mer immense, où se mélangeaient toutes les couleurs changeantes de la création et, tenez-vous bien, je crois même avoir observé quelques reflets bleutés…