LA VÉRITABLE HISTOIRE D’ULYSSE CADENAS (P. 130)
Ce matin, gens d’Araucaria, après un long voyage, Ulysse est de retour. Marie, je suis revenu chez nous. Je suis là, sur notre plage d’adolescents, celle des lettres où nous lisions ensemble notre histoire encore à écrire, face aux dunes de nos aubes brûlantes et de nos escapades polissonnes à l’abri du regard des Vieilles. Marin mon fils, tu peux de nouveau gréer ton bateau d’enfant. Et toi, mon père, sois heureux, tu vas revoir ce fils que tu croyais perdu.
Mais vont-ils me reconnaître ? Je ne suis pas un adepte des miroirs. Argos en était dépourvu, histoire d’éviter à mon équipage de sombrer dans des crises existentielles. Et vu mon état, il est préférable que je ne croise pas mon propre regard dans une glace. Pour contrer une probable déconvenue, je n’aurais pas pu effacer mon image par un de ces mille tours dont je suis coutumier.
Il y a longtemps, j’ai été beau. J’ai aimé Clara qui me le rendit bien, succombé à Anuata la Magicienne et sans doute séduit la douce Elsa en son royaume d’Utopie. Mais je ne suis pas dupe, elles avaient pour moi les yeux de l’amour. Les statues de marbre qu’on sculptera bientôt à mon effigie cacheront la réalité. Je ne suis plus Ulysse le fringant guerrier parti à la rescousse de mes amis d’Iliona, ni Céneri l’apprenti-séducteur des quais d’Ouistreham ou Cary la légende vivante des clubs houses. Les dieux m’en sont témoins, le héros est resté un héros, mais il a sacrément vieilli. Ma peau s’est tannée à tous les vents, mon visage s’est plissé de tous les sillons de la mer, mes mains sont devenues des battoirs minés de sel marin, mes cheveux blonds ont grisé, puis blanchi et je doute que mes yeux aient toujours le bleu outre-mer que ma mère cabourgeaise m’avait laissé en héritage.
Mais qu’importe. Car ce corps vieilli sera l’arme de ma dernière ruse. Qui verra que cet homme un peu passé de mode, la tête enfouie dans sa veste de quart hors d’âge et la démarche alourdie par ses bottes de pont trop grandes, est le fameux Ulysse qui a défrayé la chronique avant de disparaître des mémoires de l’île, laissant une quasi-veuve et un fils orphelin ? Et qui saura que Cadenas, sous cet accoutrement, rayonne de bonheur à l’idée de revoir les siens ?
Le souffle court, l’émotion contenue de peur de me dévoiler, mesurant chaque pas à l’aune de ma joie, je reprends doucement le chemin montant jusqu’à ma maison. Je reconnais mon champ, mes haies de mimosas sauvages, le long sentier de sable blanc, le mur de pierres sèches empilées sans mortier et, gothique flamboyante, la forêt d’araucarias qui donnent son nom à mon île. Je vois que quelques troncs sont marqués de rouge, signe que le bois de mes bateaux est toujours choisi ici et taillé dans les meilleures parcelles. Cette vision décuple mon intimité retrouvée avec mon île, celle que ressent le voyageur au long cours quand, à la coupée de son avion, il respire enfin l’air de son lagon, évident et urgent.