PRESQUE ILIEN (P. 18):

Auteur(e) : Benoît Saudeau

Moi, je voulais aller à la rencontre de leurs ombres et de leur lumière, de leurs musiques et de leurs silences. Parcourir leurs chemins creux et leurs crêtes humides. M’égarer dans leur brousse touffue et conduire mon cheval dans leurs sentiers aux galets glissants. Descendre un instant de ma selle au pommeau de cuir et attraper leurs chevrettes transparentes dans le creek tranquille au pied de la cascade. Naviguer le long de leurs barrières de corail, sentir sous mes pieds la houle interminable, embouquer leurs passes bleu profond, me jouer de leurs vagues s’engouffrant dans les abysses du récif et m’abandonner au contact fabuleux de leurs plages blanches comme farine. Je voulais m’asseoir en silence dans leurs cases centenaires, n’être plus personne que celui qu’on autorise à rester là à écouter leurs harangues en langue inconnue. Chercher à comprendre ce que signifiait « Oleti », formule rituelle ponctuant collectivement la psalmodie des Vieux. Mot sûrement magique puisque chacun se séparait ensuite, l’accord scellé et la parole donnée. Je voulais apprendre les chemins de leurs alliances, les mystères de leur cadastre, leur cosmogonie et la géométrie symbolique de leur espace, le nom de leurs familles et des lignées de leurs anciens. Je voulais apprendre à mener leurs troupeaux, marquer leur bétail tatoué aux initiales rougies dans la braise, pousser leurs bêtes dans le bac à tiques, refaire leurs clôtures de gaïac sous le soleil de plomb, partager leur ragoût de cerf un soir de chasse à l’arc et sortir du four creusé dans le sable les carangues du récif et les tarots cuits à l’étouffée sur les pierres brûlantes, rangés comme à la parade dans les paniers de niau tressés par les femmes.
Bref, je désirais seulement, moi le fonctionnaire en route pour le formatage le plus contraint de l’administration française, regarder les Iliens droit dans les yeux. Bien servir la Patrie, celle des frontons des mairies et des écoles, n’était-ce pas d’abord en connaître tous ses enfants?