Rebrousse temps

Auteur(e) : Roland ROSSERO

CREEK

    Malgré son immense lassitude, Léon est au bord du fou rire. Sept semaines auparavant, lors de leur embarquement à Marseille à bord du « Ville de La Ciotat », il n’aurait osé imaginer pareille arrivée. À dos d’homme !

Tout comme son épouse Marie, quelques mètres derrière lui, il se trouve juché sur le dos d’un indigène lui faisant traverser une rivière. Un « creek » comme on dit ici. À cheval sur un Canaque robuste qui le trimbale avec facilité. L’homme est nu – à part un cache-sexe tressé. De l’eau à la taille, il avance avec assurance dans le fort courant. Léon a l’impression de retomber en enfance, quand il jouait au tournoi médiéval avec ses copains du village. À trente-six ans, cette position de cavalier, quoique confortable, lui semble grotesque, d’où l’envie de rire. Cependant, il l’a acceptée sans difficulté, ses bottes en cuir, suspendues autour du cou et son pantalon de costume, remonté sur ses mollets de paysan, ne souffriront pas de la crue. De plus, la fatigue accumulée depuis leur départ l’a rendu docile. Il n’a pas résisté lorsque le jeune homme l’a enjoint, par gestes, de le prendre pour bête de somme.

Le lit de la rivière, rendu large par un orage en amont, est le dernier obstacle avant de découvrir leur nouvelle terre. Leur nouveau « chez soi ». Il sent Marie impatiente aussi, derrière lui. Le dos musculeux du Canaque tangue, le berce presque, il a envie de dormir, de se laisser aller, de glisser dans un songe, un sourire d’ange aux lèvres tel un nouveau-né repu. Un tangage n’ayant rien à voir avec celui qui les a accompagnés lors du long voyage en mer…

La mère de Marie était contre cet exil – elle avait employé à dessein ce mot si définitif – , mais sa fille avait suivi Léon, son homme pour le meilleur. Le pire étant exclu de son vocabulaire. Le plus dur avait été de laisser temporairement leurs quatre enfants chez un oncle, frère de Léon. Trois jeunes fils et une aînée, à l’abri dans leur Picardie rurale en cette fin du XIXe siècle, en attendant l’installation des parents dans ce pays lointain que le gouverneur avait qualifié de Cocagne, voire d’Eden. Le futur passe par le filtre du café, ce nectar qui a bâti des fortunes, forgé des dynasties en Amérique du Sud et en Afrique, notamment. Finis les cultures aléatoires, les rendements chiches près d’Amiens. À eux les grands espaces vierges sous les Tropiques où la vie est douce, le soleil généreux, où l’avenir sourit aux audacieux. C’étaient leurs pensées à tous deux, sur le quai, à Marseille avant d’embarquer sur le Ville de La Ciotat. Marie en 3e classe et Léon en 4e, par souci d’économie, par galanterie aussi.

Après deux premiers jours calmes, la météo ayant été clémente et le pont du navire un balcon spectaculaire pour couchers de soleil, la houle avait forci, le roulis avait imposé sa dure loi et le mal de mer avait cloîtré chacun dans son entrepont respectif. Des souvenirs pénibles et un moral en berne que seule la joliesse et la découverte des escales aux noms exotiques – Port Saïd, Colombo, Adélaïde – avaient peu à peu effacés. Léon avait remarqué quelques regards dédaigneux de la part des fonctionnaires de la Colonie, présents à bord. Une caste étriquée que salaire indexé et sûreté de l’emploi ont toujours confinée dans la mesquinerie. Marie et Léon, solides dans leurs bottes, les avaient rapidement ignorés. Ils n’avaient qu’un seul but, toucher au plus vite cette terre d’espoir. Où leurs bras infatigables et une volonté farouche ne pourraient qu’engendrer de la richesse et du bonheur…

Léon ouvre les yeux, la rive se rapproche. Il se tourne et voit Marie assoupie, la tête reposant sur l’épaule de sa monture humaine. Il sourit à ce tableau. Derrière, cinq autres porteurs peinent sous la charge de leurs malles. Il pense à Stanley, l’explorateur anglais dont il a lu le récit de voyage au Congo, à la recherche du missionnaire Livingstone, dans une gazette picarde. Des écrits, enjolivés par la plume d’un journaliste, qui l’avaient fait rêver. Il ne peut s’empêcher de ressentir une certaine fierté devant sa propre aventure qui débute par une traversée cocasse à dos d’homme.

Dès le lendemain de leur arrivée au port de Nouméa, le Gouverneur les avaient accueillis brièvement, quoiqu’avec chaleur. Tout en leur vantant des terrains où il n’avait jamais mis les pieds. On leur avait attribué le lot St Pierre dans la vallée d’Amoa, sur la côte Est, dans la commune de Poindimié. Des noms sibyllins, inscrits sur une carte, auxquels il fallait à présent donner une réalité. Après quelques conseils pour des achats indispensables et quelques formulaires administratifs à remplir, un caboteur – le Tour de Côte – les avait emmenés à destination. Pas mal de sauts de puce avec une mer agréable sur laquelle soufflait un vent soutenu. Les bien-nommés alizés qui avaient tempéré l’atmosphère après l’étouffante moiteur de la capitale. Les petites escales leur avaient permis d’admirer la luxuriance de la végétation, la variété des couleurs. De toute évidence, le passage du bateau représentait un événement important pour les habitants. Pas de routes, seulement une voie maritime pour un ravitaillement régulier. Léon avait tout de suite compris l’importance de ce lien à vapeur.

Le 9 juillet, ils avaient touché le débarcadère d’Ina. Une date fondatrice pour leur famille, pour leur nouvelle vie aux antipodes. Le jour commençait à baisser et un colon voisin, prévenu de leur arrivée, les avait pris en main. Encore un peu de marche avait été nécessaire. Et, maintenant, la fameuse traversée…

Léon vient de se faire déposer sur la rive opposée. Il remercie vivement son porteur qui rit comme ses congénères devant cette manifestation dont ils n’ont guère l’habitude. Leurs bagages sont regroupés sur la berge et d’autres indigènes, qui travaillent pour leur « voisin », s’apprêtent à prendre le relais. Marie est debout, immobile au bord du creek. Elle regarde le fil de l’eau, frontière en mouvement dans ce crépuscule qui rend le ciel mauve. Elle n’est pas triste, même si, déjà, ses quatre enfants lui manquent terriblement. Elle semble au contraire attendrie par tout ce chemin parcouru depuis la gare d’Amiens. Remuée d’avoir traversé le miroir, d’être aller de l’autre côté. Pour de bon.

Ému lui aussi, Léon s’approche d’elle. Ces deux-là s’aiment, il le faut pour accomplir un tel voyage dans l’inconnu. Il lui touche affectueusement l’épaule. Elle tourne son visage vers lui, prête à un baiser, lorsque brusquement Léon disparaît. Il vient de glisser sur le bord détrempé et s’étale dans un grand plouf ! Marie s’esclaffe ainsi que tous les porteurs. Certains sautent dans l’eau pour rejoindre Léon qui, après un instant de stupeur, libère également sa bonne humeur. Le fou rire est général. Marie entre à son tour dans l’eau, elle éclabousse son époux. Chahutant comme des enfants, ils sont trempés, détendus, heureux. Dans ce gag, digne du tout récent cinématographe, ils voient tous deux un signe du destin. Boire la tasse au sens propre avant de la remplir avec ce café si prometteur…

Les voilà littéralement baptisés.

Dans la joie !

Par leur tout nouveau pays.