Sale temps (début du chapitre)

Auteur(e) : Roland ROSSERO

À l’instant de l’impact contre le pare-choc avant du taxi, le corps d’Angela, soulevé brutalement, émet un craquement sinistre, suivi par le crissement des freins, tardif et inutile. Le corps heurté subit une deuxième percussion lorsque le taxi sur sa lancée rattrape Angela et la gifle avec son pare-brise. Celui-ci se fracture en un dense réseau étoilé, reste morcelé un court instant et s’effondre à l’intérieur du véhicule. Le corps d’Angela repart dans un mouvement ascendant. Encore plus haut. Sur le trottoir d’en face, Christophe atterré voit une comète bleue (c’est la couleur de sa robe) s’élever au ralenti, atteindre un apogée qu’il voudrait figer. Pour suspendre le vol du temps comme dans le poème…

Mais Angela, après ce trop rapide équilibre tenu en l’air une fraction de seconde, reprend de la vitesse et vient s’écraser lourdement à un mètre de ses pieds. Christophe n’a pas eu peur, il n’a pas bougé. Comme il aurait aimé la recevoir sur le crâne. Ils auraient pu ainsi se rejoindre instantanément. Au contact de l’asphalte, la face d’Angela a rebondi en projetant une zébrure de sang sur les chaussures de marche de Christophe. Un coup de fouet liquide et poisseux. Il a failli vomir. Angela n’a pas poussé le moindre cri. Il espère qu’un des deux heurts fulgurants lui a brisé les cervicales, qu’elle est morte sur le coup, que c’est un corps sans vie qui a chuté et arrosé ses chaussures.

Après le fauchage du corps au niveau des jambes et le début de parabole amorcée, un silence total s’est installé dans le cerveau de Christophe. L’atterrissage de sa compagne ne l’a pas fait cesser alors qu’il distingue une incroyable agitation autour de lui. Il n’a pas entendu le moindre claquement de porte lorsque le chauffeur l’a refermée en bondissant hors de son taxi. Hébété, il émet des sons que Christophe ne saisit pas, il ne perçoit que des mouvements agrandissant sa bouche terrifiée sous son turban. De petits éclats de verre Securit sont restés accrochés sur sa chemise et sur sa coiffe de sikh. D’autres piétons qui attendaient le signal sonore se sont rués vers le corps inerte en criant et il ne les entend pas non plus. Christophe est une statue qui ne cille pas, il reste dans sa bulle, il sait qu’il n’y a plus rien à faire. Pourtant, il s’était préparé à ce scénario. Il devait affronter en direct la mort d’Angela afin de pouvoir l’empêcher dans le futur, dans un retour vers son futur. Quand il retournera au carrefour dans deux jours…

La bande-son revient brutalement, assourdissante. Le chauffeur de taxi pakistanais pleure en essayant de prendre à témoin les badauds. Dans un anglais rocailleux qui habituellement amuserait Christophe, il crie qu’il n’y est pour rien, il ne l’a pas vue, elle a traversé, elle a foncé sur son capot, il ne pouvait rien faire… Plusieurs piétons martèlent des appels au secours dans leur téléphone. Les voitures, immobilisées par l’attroupement, klaxonnent. La plupart des automobilistes n’ont pas assisté à l’accident, ils sont arrivés au feu quelques instants après. Tout s’est passé très vite, ils pensent à un embouteillage, une panne, un malaise, une peccadille fâcheuse retardant leur retour de fin de journée…

Christophe en a assez vu, il sort de sa léthargie, tourne les talons et court se réfugier dans une rue adjacente. Il s’engouffre dans le premier fast-food venu, s’assied à une table et tente de réprimer le tremblement de ses mains. Il doit éviter d’être pris comme témoin, éviter police et ambulance. Il ne fait théoriquement pas partie de ce fait divers, même si celui-ci le touche de très près… Il ne devrait pas être à ce mauvais endroit, à ce mauvais moment. Il est… déplacé. « Off limits – interdit d’accès » dirait-on ici. Le tintamarre soudain, la curiosité malsaine, le malheur des autres, l’odeur du sang ont vidé l’établissement. Christophe doit se calmer. Il va commander un soda à une employée qui, elle, ne pense qu’à sortir pour aller voir. Il se pose à une table en fond de salle. Il s’isole mentalement pour analyser les dernières quatre-vingt-dix minutes. Les siennes… noyées dans un maelström d’incertitudes temporelles.